Le Manuscrit du Deämon
Prologue
La créature esquiva l’un de ses poursuivants. Elle ne fut pas assez rapide et la double lame s’enfonça dans la chair de son épaule puis de son dos. La douleur éveilla de nouveau la rage de la bête et son hurlement perça les confins poudreux du désert de roche rouge. D’un mouvement vif de son bras ensanglanté et nu, le géant envoya valser deux de ses adversaires au bas de leur monture. Il reprit sa course, laissant dans la poussière ses pas immenses et son sang vermeil. Ils étaient bien plus nombreux que lui, en armures et armés, montés sur des bipèdes agiles qui le dominaient à la course. La créature n’avait que son corps nu, sa taille démesurée, ses muscles endoloris et sa peau rougie de son propre sang mais aussi ses poings et sa détermination pour les combattre ou les fuir. Depuis deux jours et deux nuits, ils étaient entrés sur ces terres arides et désertiques, sans une cachette où se soustraire à la traque, sans une échappatoire, la créature était épuisée, acculée.
Elle avait compris ce que les magiciens voulaient d’elle. Ils cherchaient à l’asservir. Par quelle magie était-elle arrivée entre leurs mains ? Cela, elle ne se l’expliquait pas encore. Lorsqu’elle avait pris conscience, le cercle de mages était déjà refermé sur elle et les magiciens en robe entonnaient des mots de puissance pour l’enferrer dans un sort. La créature était parvenue à leur échapper une première puis une seconde fois. Soumise à cet instinct de survie primaire qui l’habitait depuis qu’elle s’était éveillée, elle n’avait pas pris le temps de réfléchir, de considérer ce qu’elle était. Cette longue course au soleil ardent lui fit recouvrer la mémoire. Elle venait d’un monde révolu, entité endormie depuis des siècles dans la quiétude, l’Empereur de ce temps avait trouvé le moyen d’éveiller sa conscience et de la lier à une forme terrestre dont elle était à présent prisonnière. Elle se sentait si faible dans cette enveloppe charnelle, dans ce corps fait d’os, de chair et de sang. Pourtant, ses adversaires avaient déjà payé un lourd tribut face à sa force colossale. Sur la centaine d’hommes et de femmes en armes qui la poursuivaient, une bonne moitié avait déjà succombé à ses coups.
À l’horizon, la créature vit les formes rugueuses de falaises, elle espérait trouver refuge dans les interstices des canyons. Enfin, l’ombre des immenses roches l’accueillit mais, avec sa fraicheur, le sifflement strident d’une nuée de flèches s’abattit sur son dos et tout autour d’elle. La colère et la douleur la firent hurler, elle ne chercha pas à les affronter de nouveau, elle trouva à se faufiler entre deux parois qui s’effritèrent au contact de ses larges épaules. Ses ennemis ne la suivraient pas de front, elle pourrait lutter à un contre un si le combat devenait inévitable. L’écho des armures sur ses pas ne se fit pas attendre, la meute enragée poursuivait sa traque jusque dans le labyrinthe rouge des canyons. Mais la créature avait bon espoir, ce passage la mènerait à la liberté ou à la mort, elle ne se ferait plus prendre par ceux qui la voulaient pour esclave. Elle avançait en amont, les voix ennemies semblaient de plus en plus lointaines, les soldats avaient sans doute abandonné leurs montures pour la suivre et perdaient du terrain. Le défilé s’élargit légèrement et la créature géante put prendre un pas de course plus serein sans écorcher ses bras contre les roches aux angles effilés. Alors que le canyon s’élargissait encore, devant elle, s’éleva les robes rouges du grand magicien. L’horreur saisit son cœur d’effroi. La bête redevint proie apeurée, tout espoir envolé. Comment le mage était-il parvenu jusqu’ici ? Le son de la litanie maléfique résonna de nouveau. Le géant avait pu y échapper deux fois mais, cette fois-ci, tout semblait perdu. Le défilé étroit renvoya en écho les mots magiques, il amplifiait la voix et les effets. Des glyphes de lumière apparurent autour de la créature qui se boucha les oreilles pour ne plus entendre le chant de magie. Les soldats en profitèrent pour l’entourer bientôt. La bête ne se laisserait pas prendre ! Le colosse chargea sur les lances qui se tendaient vers lui, perfora son torse mais fracassa une dizaine de soldats contre les parois. Alors tous l’attaquèrent en même temps, submergé par le nombre, il déchaîna toute la rage et la puissance dont son corps était capable. Il frappait à tort et à travers, écrasait et brisait ceux qui l’affrontaient. Le chant magique était couvert par le fracas des armes et des cris, la créature ne sentait plus son pouvoir s’appesantir sur elle. Le combat soulevait le sable écarlate des roches, étouffait l’air d’une épaisse poussière. Les lames mordaient ses chairs et ses poings renvoyaient les coups. Un homme en armure aux couleurs rouges maniait une épée immense, il frappa durement, entailla son flanc et sa cuisse. La créature répondit de sa violence mais l’homme esquiva avec habileté, l’un de ses camarades n’eut pas cette chance. Le géant l’attrapa au cou et le lança sur les autres qui chutèrent en arrière. Une femme en armure noire et or porta la charge à son tour. De son épée, elle lui perça le ventre mais le monstre la retint contre lui et la femme hurla de douleur lorsque son bras se brisa. Le colosse retira l’épée lui-même et retourna l’arme contre la femme en armure qui roula dans la poussière dans un dernier râle. La mort avait jonché le défilé des cadavres en armure. Les soldats ne faisaient que se sacrifier, la créature sentait leur peur et leur bravoure, ils mourraient pour l’asservir ou pour l’honneur mais aucun ne se rendrait. Dans cet enfer rouge, ils étaient de moins en moins nombreux, le géant prenait l’avantage.
Le sol se mit à vrombir sous ses pieds nus. Une énorme chaîne illuminée de magie surgit de terre et s’enroula autour de ses membres comme un serpent cherchant à l’étouffer, elle se serra autour de sa poitrine, de son cou, lui rompit l’échine et le fit agenouiller. Les soldats encore debout se reculèrent vivement pour laisser place au cercle de mages, les robes bleues l’encerclèrent et le mage en rouge le surplomba, juché sur un rocher. L’oraison funèbre de sa liberté retentit à nouveau. Les lugubres lumières de la magie pénétrèrent la lourde poussière rouge de l’atmosphère. La créature tenta de résister encore, de toute sa volonté, de toutes les forces de son âme, elle perça l’esprit des plus faibles, força la résistance des plus robustes mais se heurta à la puissance de son nouveau maître. Dans un souffle de magie destructrice, sa volonté céda.
Chapitre I
Été 1326, Calendrier des Trente.
Deämon.
Le keïplan se cabra une dernière fois avant de s’élancer vers le désert, sa cavalière emportait avec elle l’étendard des Pilleurs. Le drapeau aux poignards ailés dans une main, Prüne guidait sa monture lancée au grand galop. Sans prendre garde aux hommes qui la suivaient, elle se prépara mentalement. Les volutes noires de sa magie volèrent autour d’elle, l’enveloppant d’un cercle de feu obscur. Aucune caravane n’était encore apparue à l’horizon, pourtant, elle voyait déjà sa proie. Le convoi était arrêté dans le défilé des Rocheuses, si les Pilleurs arrivaient à temps, ce serait une prise facile. Prüne étendit son pouvoir sur ses compagnons et tous disparurent. Prüne continuait de scruter mentalement sa proie. Quelque chose se passait là-bas, derrière le mur des Rocheuses. Une puissance se mourait, elle le sentait. Quelque chose était à l’œuvre, quelque chose de fort, de terrible comme elle n’en avait jamais ressenti. De la magie était déclenchée, de la douleur, de la haine… la mort. Puis, elle ne sentit plus rien. Seule demeurait la présence apaisée d’hommes de magie, la force inconnue avait disparu, comme soudainement anéantie. Prüne ralentit l’allure, indécise et prise de nausée. Toute cette magie destructrice l’avait atteinte malgré la distance.
— C’est quoi ce bordel ? Prüne ! pourquoi on réapparait là ? gronda la lourde voix du second de la troupe.
Vardal Nozul, une brute fière, descendant d’une haute lignée du peuple anéanti des Lurthals n’entendait rien à la magie. Prüne ne répondit pas, elle était descendue de keïplan et vomissait son dernier repas. Certains de ses compagnons gémissaient, eux aussi avaient ressenti le sortilège ravageur. Vardal s’exclama encore :
— Mais qu’est-ce que tu fous, là ? on est à découvert ! Olümb, tu peux pas aider Prüne à garder son estomac en place ?
— J’ai déjà du mal à pas vider le mien, là… Telch, jura le guérisseur Maëlic de leur troupe, c’était quoi Prüne ? Cette vague de magie ? Larian est-ce que tu…
— On n’a pas le temps de discuter, coupa Vardal, le convoi va sortir et on perd notre effet de surprise sans bouclier d’invisibilité !
Prüne se fichait bien de laisser filer son butin, mais l’idée de se retrouver face à ceux qui avaient déployé autant de magie la pétrifiait. Elle remonta en selle avec l’aide de son ami Aïwan descendu de keïplan pour la soutenir. Recouvrant ses forces, elle fit signe à sa troupe de la suivre.
— Retraite, Vardal, on n’est pas à la hauteur…
— Tu plaisantes ? depuis quand on est des couards ? s’indigna le barbare.
Les volutes de magie dans le dos de Prüne semblaient d’une pâleur inhabituelle, elle trouva tout de même suffisamment de vigueur pour répondre. Sa voix était étrangement étouffée.
— Je ne sais pas qui ils sont mais les mages qui forment le convoi sont puissants, trop puissants pour moi…
Ces mages avaient anéanti une force bien plus importante que celle des simples Maëlics comme elle. Après un grognement sourd, Vardal se résolut à suivre la troupe de Pilleurs qui alla se cacher dans les Rocheuses.
Attendant le mystérieux convoi, Prüne reprenait de l’assurance. La jeune femme étendit de nouveau ses facultés pour percevoir la caravane qui allait sortir du défilé des Rocheuses. Ils étaient neuf mages très puissants et une quinzaine d’hommes mais bien le double de morts. Il y avait aussi cette présence qu’elle avait crue éteinte, une sourde puissance en sommeil, brimée par le pouvoir des neuf mages. Enfin, la caravane se révéla au coin d’un rocher. Des hommes robustes, en armures cabossées et ensanglantées, parurent en premier. Malgré la distance, Prüne reconnut les armures de l’Empire. Sur la cuirasse du premier homme, plus grand que les autres, étaient embossés le lézard ailé et l’épée de feu. Le capitaine avait ôté son heaume à cimier rouge mais Prüne était sûre de reconnaitre son grade aux vestiges rouges de sa cape qui pendait en lambeaux lamentables sur l’une de ses épaules. Son arme, une épée à double tranchant n’avait rien de réglementaire, elle semblait aussi grande que Arz, celle de Vardal. Les autres hommes d’armes devaient être lieutenants car ils arboraient les couleurs marron. À leur suite, vint un mage en robe rouge, de ce pourpre unique du grand mage de Tillion, Prüne frémit. Il était si puissant que ses volutes de magie étaient invisibles, sans doute trop imposantes pour s’élever dans son dos. Même de leur cachette, Prüne devinait les runes dorées qui brillaient sur la peau de son visage. Puis il apparut, enchaîné, entravé de liens magiques et de véritables ferronneries, un colosse, dépassant largement les autres de quatre ou cinq têtes, couvert de sang et de poussière, ses blessures suintaient un sang aussi rouge que sa lourde crinière. Malgré les plaies profondes et, sans aucun doute, mortelles pour toute autre créature, malgré la fumée qui s’élevait de sa silhouette titanesque et qui dénonçait les sortilèges des mages, il était debout, avançant la tête basse mais le pas sûr. Prüne encaissa l’onde de sa puissance. La magie semblait un faible rempart contre la force du géant. Son corps nu affichait des muscles saillants, les veines, gonflées du combat qu’il venait de livrer, nervuraient sa peau cuivrée. Prüne ne voyait pas son visage caché sous l’épais rideau de feu de sa crinière mais sur son front deux cornes pointaient, argentées et striées de noir. Le plus jeune de ses hommes, Larian, un métis humain et Maëlic, se rapprocha de Prüne pour lui glisser à l’oreille :
— Par les runes ! heureusement qu’on n’y est pas allé ! c’est le Mage Suprême, aux ordres de l’Empereur ! on dit que c’est le plus vieux magicien de tous les temps, né d’une Maëlic et de la foudre !
— Et lui ? tu sais ce que c’est ? demanda Prüne en montrant le géant.
— Je dirais… le jeune homme déglutit avec peine, un Deämon.
— Un démon ? déforma Aïwan, je croyais que c’étaient des cadavres transformés en marionnettes par les Maëlics ? Pourquoi l’aurait-on enchaîné si c’est une marionnette ?
— Parce que ce n’est pas un démon mais un Deämon, c’est un être de l’Ancien Monde, d’avant les Guerres Sombres. Plus personne ne se souvient d’eux aujourd’hui. Le Mage Suprême de Tillion a l’air de l’avoir brimé grâce à un sort. Mais sa puissance est légendaire.
— Légendaire… Encore un truc sorti de tes livres, Larian, le railla l’un des hommes.
Des rires étouffés suivirent mais cessèrent rapidement au regard de la créature enchaînée.
— Une légende qui reprend vie, termina le métis.
Un Deämon de l’ancien temps, ici, sous le soleil blafard des Rocheuses ! Cela était impossible. Pourtant, il fallait se rendre à l’évidence, aucune autre créature n’aurait survécu à la magie d’un cercle de mages, surtout si celui-ci était dominé par le mage de Tillion. Larian n’en démordait pas, ce ne pouvait être qu’un Deämon…
